LES SAWA ET LA LANGUE DUALA
Les Sawa constituent un regroupement d’ethnies bantoues établies en bordure de l’océan Atlantique et dans le littoral camerounais. L’ensemble présente moins une harmonie sociologique et linguistique qu’une sorte de compatibilité géographique en manque d’homogénéité. Le cœur de cet ensemble bat dans l’influente ville portière de Douala.
La langue duala est surtout parlée dans les anciens villages indigènes, devenus des quartiers francophones de la plus grande agglomération urbaine du Cameroun (Bonapriso, Bonassama, Bonaberi, Bonendale, Bonanjo…), et dans une fraction notable du Sud-Ouest anglophone du pays (1). Dialecte présumé authentique de l’ethnie qui porte le même nom, le duala ne saurait être considéré comme la « langue-mère » des Sawa, puisqu’il existe moult autres dialectes autochtones à proximité de l’imposant estuaire camerounais, qui est régulièrement alimenté par les fleuves navigables Wouri, Mungo et Dibamba. De fait, tous les côtiers peuvent se réclamer Sawa, mais tous les Sawa ne sont pas Duala.
LANGUE VÉHICULAIRE
Il est cependant admis que le duala représente la langue véhiculaire d’une partie non négligeable de la communauté Sawa. Il y a au moins trois raisons qui expliquent l’attractivité historique de cette langue par rapport aux dialectes environnants : la position prédominante de l’escale maritime de Douala, plutôt propice aux échanges avec d’autres peuples ; le rôle privilégié d’intermédiation qu’ont manifestement joué les chefferies côtières, entre les commerçants européens et les ethnies de l’arrière-pays ; l’évangélisation chrétienne, facilitée jadis par l’unique langue exploitable dans le chef-lieu pré-colonial du Cameroun (2).
En effet, le duala fut l’un des premiers dialectes écrits au XIXe siècle par des missionnaires. Parmi les célèbres pasteurs venus en prélude à la colonisation, il y a lieu de citer le baptiste britannique Alfred Saker, l’esclave affranchi jamaïcain Joseph Merrick et le protestant suisse Carl Meinhof (3). Plusieurs ethnies Sawa, à l’instar des Malimba, des Bassa, des Bakoko, des Bakossi, des Batanga, des Bakweri, des Bodiman, des Ewodi ou des Pongo, se sont convertis au christianisme et ont peu ou prou adopté la langue liturgique duala au XXe siècle, en émigrant parfois en masse vers ce qui allait devenir une métropole encombrée et tentaculaire.
EXTENSION DE LA LANGUE DUALA
C’est notamment à un polyglotte protestant de bonne heure et irénique sur le tard, Isaac Moumé Etia, premier écrivain camerounais multilingue, qu’est due l’extension de la langue duala (4). Né à Ewodi en 1889, dans le Nkam, il épouse, en 1913, la princesse Christine Mouna Ntonè Ekwalla Eyoum de la Chefferie supérieure de Deïdo. L’auteur autodidacte va alors s’atteler à rédiger, dans les années 1920, après une carrière administrative allemande, puis brièvement britannique, des manuels d’apprentissage du duala qu’il avait lui-même appris à neuf ans, dans le village de Yassa, tout près de Japoma, sous la vigoureuse impulsion de sa mère Sikè Mouanjo Moudourou et de son oncle catéchiste Elemè Mouanjo Moudourou (5).
Les premiers manuels d’apprentissage du duala, langue qui avait finalement réussi à s’imposer à d’autres dialectes de la communauté Sawa, contenaient le lexique des mots d’usage et des paroles bibliques, susceptibles de favoriser, disait-il, « l’intégration linguistique des ethnies sous administration coloniale ». En réalité, Isaac Moumé Étia n’écrivait pas seulement le duala, mais également l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol, le bassa, le bulu, le fang, l’ewondo, le bamoun et le nufi (6).
ADMINISTRATION FRANÇAISE
Après le partage du Cameroun entre la France et le Royaume-Uni, sous le mandat de la Société des Nations, à la fin de la Première Guerre mondiale, il va successivement besogner comme auxiliaire et fonctionnaire de l’Administration française dans les localités de Yabassi, de Yaoundé, de Douala, de Kribi, de Dschang, de Bafang, de Bafoussam et de Foumban, parfois avec des va-et-vient entre les circonscriptions territoriales (7).
Nonobstant une épuisante expérience d’accompagnement colonial et une mise en retraite forcée en 1935, suite à son refus de formuler l’acte d’accusation visant à destituer le sultan Ibrahim Njoya il persistera dans sa vocation d’écrivain et laissera à sa mort, en 1939, une abondante bibliographie parsemée de poésies, de fables, d’essais ethnographiques, d’ouvrages historiques et de manuels d’enseignement linguistique.
MULTIPLES PUBLICATIONS
Entre ses multiples publications, se distinguent les titres suivants : « La langue de Douala (Cameroun) par vous-même », « Les mœurs et les coutumes chez les Grassfields », « Le Cameroun avant, pendant et après la guerre de 1914 », « Manuel de conversation de la langue Grassfield », « La langue boulou », « Conversation grammar english and Duala », « Les Fables de Douala… en deux langues : Français et Douala », « Dictionnaire du langage franco-douala contenant tous les mots usuels » (9).
L’honorable « Chevalier de l’Ordre universel du Mérite humain » (1929) et « Chevalier de l’Ordre de l’Étoile noire » (1936), « Officier d’académie » française (1939) et écrivain éclectique indigène (10), a œuvré de manière inédite aussi bien dans la propagation régionale de ce que certains appellent abusivement « langue originelle commune des Sawa » (11) que dans le cadre de l’acquisition allochtone de divers dialectes camerounais.
Par le Professeur Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
Pour MEDIAPART VEN. 6 OCT. 2023
(1) Georges Dougueli. « Cameroun : les Sawas, petit peuple, grande aura », Jeune Afrique, 4 avril 2018.
(2) René Gouellain. Douala : ville et histoire, Institut d’ethnologie, Paris, 1975.
(3) Patrice Ekwe Silo Edimo. « La renaissance du peuple Sawa », Camerbe, 30 juin 2017.
(4) Généalogie Sawa. « Fiche individuelle Christine Mouna Ntone Ekwalla », Heredis Online, 14 avril 2020.
(5) Léopold Moumé Etia. Deux Camerounais : Lotin à Same, Isaac Moumé Etia, Douala, SN, 1970.
(6) Robert Cornevin. Littératures d’Afrique noire de langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
(7) Emmanuel Chia, Joseph Che Suh, Alexandre Ndeffo Tene. Perspectives on Translation and Interpretation in Cameroon, Michigan State Press University Press, 2009.
(😎 Léopold Moumé Etia. Cameroun : Les années ardentes : aux origines de la vie syndicale et politique, Paris, Jeune Afrique Livres, 1er janvier 1990.
(9) Emmanuel Chia, Joseph Che Suh et Alexandre Ndeffo Tene. Liste des Œuvres posthumes d’Isaac Moumé Etia, African Books Collective, 2009.
(10) Léopold Moumé Etia, Abel Moumé Etia. Notice biographique d’Isaac Moumé Etia, premier écrivain Camerounais, Douala, Imprimerie catholique, 1940.
(11) Isaac Moumé Etia. « Quelques renseignements sur la coutume locale chez les Doualas », La Gazette du Cameroun, 1920.