FRANTZ FANON : LA FORCE DE L’INSOUMISSION
Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France, en Martinique, et mort le 6 décembre 1961 à Bethesda, près de Washington. Il s’est enrôlé volontairement en 1943 dans un bataillon pour participer à la libération de la France. Devenu médecin-chef à l’hôpital psychiatrique algérien de Blida en 1953, il rejoindra en 1957 à Tunis les rangs rebelles des figures combattantes de l’indépendance.
Dans sa lettre de démission adressée en 1956 au Ministre résident et Gouverneur général français Robert Lacoste, Frantz Fanon évoque une Algérie déshumanisée : « Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devraient être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique […]. Depuis de longs mois, ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même. » (1).
APPROCHE POLITICO-PSYCHOSOCIALE
Intellectuel tiers-mondiste de première heure, le psychiatre est surtout connu pour ses essais galvanisants sur l’antiracisme et l’anticolonialisme, inspirant les droits à la liberté des peuples et à la dignité des individus dans le monde : de la Palestine à la province canadienne du Québec, des ghettos noirs américains aux Républicains irlandais, en passant par les militants anti-apartheid de l’Afrique du Sud et les Tigres tamouls du Sri-Lanka, jusqu’à devenir un référent notable des réflexions post-coloniales.
L’approche politico-psychosociale de la pensée « fanonienne » est nourrie par l’expérience vécue : l’œuvre éclairante de l’indocile écrivain-psychiatre découle de sa participation aux combats contre la bêtise humaine et le mépris des êtres, auxquels il a lui-même été confronté. A Lyon, il fait des études de médecine, tout en suivant en parallèle des cours de sociologie et de philosophie. Le racisme y est répandu sans entraves ni embarras. Dans la rue, un enfant interpelle sans gêne sa mère : « Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! ». Chez Frantz Fanon, les scènes de vie se mêlent à coup sûr au bagage théorique accumulé et aboutissent presque fatalement à des textes qui constituent des extraits mordants de son existence.
PENSEUR HUMANISTE À L’HUMOUR FROID
Dans les années 1950, l’influence sur Fanon de François Tosquelles, exilé catalan du parti POUM dissout pendant la guerre civile d’Espagne, est déterminante (2), avec la naissance d’une psychiatrie systémique reliant le patient à son environnement multidimensionnel. Personnage d’une vive sensibilité, intellectuel étincelant et auteur d’un lyrisme vibrant de rage, Frantz Fanon a été, au cours de sa courte vie, en rupture de ban avec la société élitiste des apparences. Il sied de rendre hommage à ce penseur humaniste à l’humour froid, gagné par la force active de l’insoumission.
Fanon souhaite d’emblée parler de ces « millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le « larbinisme » (3). Il fustige les forfaits atroces et les discriminations abjectes qui affligent le monde. Aussi écrit-il, en se souvenant d’avoir combattu le satané nazisme au sein des forces françaises au petit pied : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » (4). S’agissant du rapport ambigu entre le Noir et le Blanc, il estime nûment que « Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc » (5).
GUERRE D’INDÉPENDANCE ALGÉRIENNE
L’exigeant penseur du courant tiers-mondiste met également en garde ses « frères de couleur », de tout âge et de tout horizon, contre la fierté futile et l’exubérance facile, en se méfiant de l’enthousiasme : « Chaque fois qu’on l’a vu éclore quelque part, il annonçait le feu, la famine, la misère… Aussi, le mépris de l’homme. L’enthousiasme est par excellence l’arme des impuissants. » (6). Il importe donc de savoir intimement ce qu’est l’être humain et de prendre conscience que nous le sommes tous.
Dans sa « Sociologie de la révolution », il est question de saisir les ressorts du mouvement d’émancipation populaire et de libération nationale qui conduisit à la guerre d’indépendance algérienne. Selon Frantz Fanon, « Le régime colonial est un régime instauré par la violence. C’est toujours par la force que le régime colonial s’est implanté. C’est contre la volonté des peuples que d’autres peuples plus avancés dans les techniques de destruction ou numériquement plus puissants se sont imposés. Violence dans le comportement quotidien, violence à l’égard du passé qui est vidé de toute substance, violence vis-vis de l’avenir » (7).
INAPTITUDE DES NATIONS UNIES
Fanon décrit ainsi de l’intérieur les brutalités courantes et les mutations attendues d’une société algérienne en lutte pour sa liberté. Face aux soupçons d’inaptitude des Nations Unies à traiter impartialement les méfaits coloniaux, l’écrivain affirme : « L’ONU n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur […]. En réalité, l’ONU est la carte juridique qu’utilisent les intérêts impérialistes quand la carte de la force brute a échoué ».
Nonobstant la présence de la force des Nations Unies en république du Congo, le Premier ministre Patrice Émery Lumumba (1925-1961) et ses proches partisans seront capturés par les troupes du Colonel Joseph-Désiré Mobutu (1930-1997), transférés dans la province sécessionniste du Katanga de Moïse Tsombé (1919-1969) et assassinés le 17 janvier 1961. Fanon y voit aussi bien le laxisme de l’ONU que la complicité sournoise des autorités néocoloniales belges et de certains régimes du continent africain, vraisemblablement en quête de honteux avantages : « Le grand succès des ennemis de l’Afrique, c’est d’avoir compromis les Africains eux-mêmes. [Ils] étaient directement intéressés par le meurtre de [Patrice Émery] Lumumba. Chefs de gouvernements fantoches, au sein d’une indépendance fantoche, confrontés […] à une opposition massive de leurs peuples, ils n’ont pas été longs à se convaincre que l’indépendance réelle du Congo [-Léopoldville] les mettrait personnellement en danger. » (9).
TIERS-MONDE RÉVOLUTIONNAIRE
Alors que la violence coloniale se déchaîne avec la guerre d’Algérie, le livre « Les damnés de la terre », préfacé par Jean-Paul Sartre, va réveiller des générations de militants anticolonialistes. Frantz Fanon y observe que « Les nations européennes se vautrent dans l’opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse, car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes » (10).
Le projet politico-utopique d’un Tiers-monde révolutionnaire, prédestiné à « mettre sur pied un homme neuf » (11), s’en dégage avec l’affiliation des masses, qui, si « elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective […]. La construction de la nation [s’en] trouve facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère » (12). La colonisation apparaît alors comme une forme insensée et risquée de négation normalisée de son prochain, une sorte de résolution obstinée d’ôter manifestement à l’autre tout caractère d’humanité.
COMPRÉHENSION DE LA RÉALITÉ AFRICAINE
Dans ces conditions désespérantes, « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser ses limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs » (13). Le mépris de l’indigène libère ainsi l’énergie que l’oppresseur s’emploie à éteindre. Bien que la non-violence soit aussi un mode de libération, la violence révolutionnaire s’impose contre la barbarie colonialiste, dans l’absolu de la passion de justice. La vertu du courage désintoxique la conscience de l’individu en armes, le rend plus déterminé et le revalorise à ses propres yeux, le débarrassant par conséquent du sentiment d’infériorité et des postures pessimistes.
Plus tard, dans le regroupement posthume de ses lumineux « Écrits politiques », Frantz Fanon ne se départit nullement du fléau nocif du colonialisme, mais y ajoute les pièges de la décolonisation, la « grande erreur blanche » et le « grand mirage noir » (14). N’y a-t-il pas là une invite à la compréhension de la réalité africaine de l’époque qui reste d’une troublante actualité ? Quelles sont les perspectives véritables de l’alliance tant rêvée des pays du continent le plus martyrisé de la planète bleue ? Attendu que la lutte de libération est « la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple » (15), quel en est l’apport mémorable lorsque sa résultante formelle est plutôt entachée d’abâtardissement postcolonial et de mal gouvernance endémique ?
RENDEZ-VOUS MANQUÉS
Aussi peut-on encore s’interroger sur la valeur des desseins légitimes lorsqu’ils sont rendus caducs par l’infertilité de l’esprit et la pauvreté des résultats. Avec les rendez-vous manqués des postindépendances, Fanon ne serait-il pas aujourd’hui vent debout contre la navigation à vue sur une felouque en détresse au moindre souffle venu de loin ? Il y a lieu cependant de saluer le héraut éclectique et le citoyen cosmopolite, qui ne saurait être enfermé dans un cachot taxinomique. En effet, il fut à la fois homme de pensée et homme d’action, humaniste et révolutionnaire, théoricien du colonialisme et paraclet de l’empirisme, engagé auréolé de guerres de libération et allègre écrivain de sa génération, plénipotentiaire algérien et psychiatre français, critique de la psychanalyse structuraliste de Jacques Lacan et de l’analyse existentialiste de Jean-Paul Sartre…
In articulo mortis, il parvint à écrire une lettre à son ami Roger Taïeb en décembre 1961. Il ne voit ni contresens ni antinomie dans ses registres multiples : « Ce que je veux vous dire c’est que la mort est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes le maximum […]. Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes pas d’abord les esclaves d’une cause, celle des peuples, celle de la justice et de la liberté. » (16). Bien auparavant, l’année de la sortie de son célèbre « essai de compréhension du rapport Noir-Blanc », Frantz Fanon épouse en 1952 une journaliste blanche d’un commerce agréable, après avoir toute sa vie souffert de sa peau noire qui n’existe, selon lui, que dans le regard restreint et borné du Blanc : « Je suis un Nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis.» (17).
VILAINE LEUCÉMIE MYÉLOÏDE
Dans « Peau noire, masques blancs », Fanon déclare ses intentions sans ambages : « Nous voudrions chauffer la carcasse de l’homme et partir. » (18). N’ayant pas pu achever la calorification ultime de l’ossature de l’être révolutionnaire, il a dû « partir », le 6 décembre 1961, emporté par une vilaine leucémie myéloïde à Bethesda. Dans un pays où le « lynchage des Noirs » n’était pas rare, il escomptait, en désespoir de cause, prolonger une survie contrariée par la prolifération maligne des cellules sanguines immatures dans la moelle osseuse. Et cela, après avoir été vainement hospitalisé en URSS. La CIA qui le fit entrer discrètement aux États-Unis, veilla à sa dernière halte, comme un rapace gracieux, puis un avion fut affrété pour rapatrier la dépouille, qui arriva indemne dans une Algérie en proie à une guerre féroce de libération nationale (19). Le Martiniquais sera enterré avec les honneurs au Cimetière des Martyrs à Aïn-El-Kerma, dans le sableux désert saharien, à proximité de la frontière tunisienne. Avec ou sans souffle brûlant de simoun, sa voix résonne encore fortement dans les cervelles pour la liberté des peuples et la dignité des hommes, au moment où l’Afrique apparaît de plus en plus au centre des enjeux et des préoccupations stratégiques d’un nouvel ordre multipolaire mondial.
L’indépendance de l’Algérie fut officiellement proclamée le 5 juillet 1962, à l’issue d’une meurtrière confrontation armée de huit ans et d’une occupation coloniale française de 132 ans. Suite aux accords d’Évian signés le 18 mars 1962, cette proclamation de souveraineté intervint sept mois après le « départ » de Frantz Fanon, en présence de son épouse Marie-Josèphe en larmes. Le 13 juillet 1989, insultée, piétinée et couverte de crachats, en plein jour dans une rue insurrectionnelle de la capitale du pays d’adoption, la veuve va commettre l’autolyse, laissant orphelin son fils Olivier. Hélas ! Cet acte de suicide découla non seulement de la force qu’elle n’avait plus, de l’espoir qu’elle avait perdu, mais également de l’humanisme qui s’était progressivement éteint en elle. Avant l’ultime soupir, elle aurait dit au fantôme de son défunt époux, en voyant la police d’État mitrailler les « émeutiers de la faim » : « Oh Frantz ! Si tu savais ce qu’ils ont fait de notre belle Algérie, qui a exigé tant de sacrifices » (20).
Par le Pr Alain Boutat
MEDIAPART
LUN. 6 NOV. 2023
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
SOURCES
(1) Fanon F. « Lettre au Ministre résident », dans Écrits sur l’aliénation et la liberté, La Découverte, 2018.
(2) Lançon P. « Fanon, l’œuvre au Noir. Le penseur de l’aliénation coloniale est mort il y a cinquante ans », Libération, 1er décembre 2011.
(3) Fanon F. Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Fanon F. Sociologie d’une révolution : l’an V de la révolution algérienne, Maspero, 1959.
(😎 Fanon F. « La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? », Afrique Action, Numéro 19, 20 février 1961.
(9) Ibid.
(10) Fanon F. Les damnés de la terre, Maspero, 1961.
(11) Cerf J. « Frantz Fanon, l’indépendance dans la chair », Télérama, 08 décembre 2020.
(12) Fanon F. Les damnés de la terre, Maspero, 1961.
(13) Ibid.
(14) Fanon F. Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Maspero, 1964.
(15) Ibid.
(16) Gordon L.R., D’ayant-Herzbrun S. « Dernière année d’une vie bien vécue. Requiem pour Frantz Fanon », Revue Tumultes, numéro 37, 22 novembre 2011.
(17) Fanon F. Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952.
(18) Ibid.
(19) Filostrat C. The Last Day of Frantz Fanon, Pierre Kroft Legacy Publishers, March 2017.
(20) Meslin M. « Quand Frantz Fanon disait non à l’aliénation des Noirs », Télérama, 08 décembre 2020.