L’AFRIQUE ET LA FRANC-MAÇONNERIE
La franc-maçonnerie fut introduite en Afrique dès le XVIIIe siècle, avec la « Grande loge des sept provinces », installée au Cap en 1772, et la loge « Saint-Jacques des vrais amis rassemblés », créée à Saint-Louis-du-Sénégal en 1781. Plutôt coloniale, elle s’est peu à peu reconstituée après les indépendances, avec une orientation élitaire très marquée.
De prime abord, il n’est pas déshonorable que certaines élites africaines soient d’illustres « Fils de la Lumière » ou « Grands maîtres » des loges maçonniques à l’antipode culturel de leurs origines respectives. Ce n’est ni ridicule ni absurde, si l’on admet préalablement que tout être humain, athée ou croyant, a besoin d’une dimension de vie agrémentée de spiritualité et de symbolique dans l’immanence qui promeut un dépassement de soi, indépendamment de la religion stricto sensu (1).
LOGES AFRICAINES
La plupart des loges africaines prolifèrent dans des milieux politiques et affairistes (2). On peut ainsi citer : le président Omar Bongo, puis son fils héritier Ali, déchu au Gabon en 2023 ; le président Pascal Lissouba, défait par son « confrère » Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville en 1997 ; le président centrafricain François Bozizé, renversé par Michel Djotodia en 2013 ; le président guinéen Alpha Condé, dont la chute survint en 2021 ; ou encore, le président tchadien Idriss Déby Itno, abattu en 2021 et remplacé par son fils Mahamat. Contrairement aux idées reçues, tous les chefs d’État francs-maçons ne réussissent pas à s’inscruster au pouvoir.
Depuis les années 1980, la « Grande Loge nationale française » a pu consacrer d’autres loges dans des pays francophones (3), en l’occurrence en Côte d’Ivoire (1989), au Togo (1992), au Sénégal (1993), au Bénin (1995), à Madagascar (1996), en Guinée-Conakry (1999), au Mali (1999), à Djibouti (2000) ou au Cameroun (2001). Au-delà de la dimension spirituelle de la franc-maçonnerie, son expansion peut s’expliquer en partie par le fait que les rituels d’initiation ne sont pas rares dans la culture africaine (4).
Ces loges maçonniques, nûment empruntées à l’étranger, s’implantent essentiellement dans les agglomérations urbaines et les capitales politiques. À l’exception de la loge égyptienne créée en 1717, qui se réclame héritière du savoir des Juifs anciens et des Pharaons antiques (5), suivie par la loge fondée en 1887 au Liberia (6), pays qui a connu des présidents francs-maçons comme William Tubman (1944-1971), William Tolbert (1971-1980) ou Georges Weah (2018-2024), les loges africaines sont postcoloniales et se sont développées à la faveur des lieux de sociabilité disjonctive, d’entraide escomptée et de pouvoir occulte présupposé.
DÉRIVE RÉGRESSIVE
De fait, les dirigeants et les élites francs-maçons du continent, réputés jaloux du droit d’appartenance à des sociétés secrètes importées, ne semblent pas offusqués de voir des observateurs suspicieux fustiger des mains baladeuses dans des cuisines ésotériques favorables à une sorte de « mangeoire ». Plusieurs d’entre eux ne s’en soucient guère, puisqu’ils disposent de la latitude décisionnelle d’approvisionner les râteliers.
Par surcroît, ces leaders de la franc-maçonnerie savent que le fonds de commerce des coquetteries y afférentes peut constituer un tremplin propice à l’ascension sociale, à l’opportunisme politique ou à la connivence prévaricatrice. Quiconque occupe le haut du pavé n’est-il pas apte à s’affranchir des contraintes du trottoir ? Hélas, l’ascendante mobilité ne garantit point des relais d’influence et de fidélité pérennes !
Aussi n’est-il pas exclu qu’il en résulte une dérive régressive des principes originels d’une organisation associative généralement entourée d’un halo d’inintelligibilité propre à tous les fantasmes, fascinations et méfiances, mais qui proclame « faire du bien pour l’amour du bien lui-même » (7) et revendique rituellement ou symboliquement le noble « art de bâtir ».
DÉFAUT DE TRANSPARENCE
En effet, depuis plusieurs siècles, les francs-maçons affichent des tabliers, des équerres, des marteaux, des truelles, des compas ; mais élèvent-ils encore, au-delà des symboles éculés, les idées louables et honorables, à l’instar des droits de l’homme et de l’abolition de l’abominable esclavage, comme ces véritables maçons qui, eux, continuent d’élever partout des bâtiments, des cathédrales et des temples à l’usage d’humbles citoyens ?
Et que penser de ce culte légendaire du secret maçonnique qui proscrit l’accès aux documents internes et contrarie des scientifiques avides de faits, d’explications ou de connaissances au fil du temps qui passe ? Comment ne pas imaginer que ce regrettable défaut de transparence protège à la fois les bonnes inspirations salutaires et les mauvaises façons de fonctionnement sociétal, dans un présumé monde commun où « chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant » (😎 ?
En réalité, si la franc-maçonnerie fut jadis une pensée philosophique originale et contributive pour un corps solide de réflexions désintéressées sur le progrès général de l’humanité, elle semble aujourd’hui de plus en plus animée par des confréries lestées d’appétits égoïstes et d’ambitions grégaires, en particulier là où l’habitude du travestissement des apports exogènes et du faire-semblant spirituel peut avoir la peau dure.
Par le Pr. Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
MEDIAPART
SAM. 18 MAI 2024
(1) Zarkone T. Le croissant et le compas : Islam et franc-maçonnerie de la fascination à la détestation, Éditions Dervy, coll. « Sparga Soligo », 2015.
(2) Soudan F. « Afrique : les nouveaux francs-maçons », Jeune Afrique, 15/04/2013.
(3) Hivert-Messaca Y. Les francs-maçons d’Afrique et d’Asie, Éditions Cépaduès, coll. « du midi », 2018.
(4) Ibidem, p. 11.
(5) Beaurepaire P-Y. « Franc-maçonnerie : des sources d’inspiration variées », Le Monde – Histoire & Civilisations, 30/03/2023.
(6) Sylvestre-Ternier A. « Franc-maçonnerie : au Liberia, retour à la tête de l’État », Jeune Afrique, 07/02/2018.
(7) Soudan F. « Les francs-maçons africains au pied du mur », Jeune Afrique, 02/03/2016.
(😎 Société du comte de la Lippe. « Assemblée LXVII. Lecture du discours de Ramsay sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 10/10/1744.