LECTURE ANTICOLONIALE DE CLEMENCEAU
Le 28 juillet 1885, Jules Ferry prend la parole à l’Assemblée nationale française pour soutenir la politique coloniale de la IIIe République. Face à lui, Georges Clemenceau riposte le 31 juillet 1885 par un laïus tout aussi célèbre, qui reflète encore aujourd’hui les débats et les enjeux autour de la problématique hégémonique des nations de la planète.
Jules Ferry (1832-1893) est un avocat républicain opposé au Second Empire. Maire de Paris en 1870 et 1871, il dirigera par la suite deux gouvernements en 1880-1881 et en 1883-1885. De son action politique émergent surtout les lois scolaires et l’engagement pour la colonisation (1). Quant à Georges Clemenceau (1841-1929), il est d’abord médecin, puis journaliste. Élu député en 1876, il fustige la politique coloniale de Ferry. Leader du parti radical, la pensée de Clemenceau est subsumée par ses qualités oratoires de « Tigre » ou de « Tombeur de ministères » (2). De fait, les députés français du XIXe siècle ne sont pas unanimes au sujet de la colonisation entamée par le Second Empire. Jules Ferry est l’un des plus fervents défenseurs de l’expansion au-delà des mers, tandis que Georges Clemenceau y est un virulent opposant. Une confrontation houleuse et mémorable s’ouvre alors au parlement de la république en juillet 1885.
DISCOURS DE JULES FERRY
Le long discours de Jules Ferry défend les bienfaits de l’occupation des territoires étrangers, qu’il justifie pour des raisons économiques, sociales, politiques, militaires et humanitaires. Selon lui, la colonisation est « fille de la révolution industrielle » et doit participer à la « restauration de la grandeur française » après la victoire allemande contre son pays en 1871. Il postule aussi la hiérarchie raciale des peuples du monde et l’immense « devoir des races [dites] supérieures de civiliser les races inférieures » (3).
Jules Ferry insiste sur le fait « qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles […]. La vraie question […] dans des termes clairs, c’est celle-ci : est-ce que le recueillement qui s’impose aux nations éprouvées par de grands malheurs doit se résoudre en abdication ? […] Est-ce que [nous] laisserons d’autres que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure du fleuve Rouge et accomplir les clauses du traité de 1874, que nous nous sommes engagés à faire respecter dans l’intérêt des nations européennes ? Est-ce que [nous] laisserons d’autres se disputer les régions de l’Afrique noire équatoriale ? [Laisserons-nous] aussi régler par d’autres les affaires égyptiennes qui, par tant de côtés connues, sont des affaires vraiment françaises ? » (4).
« Je dis que, continue-t-il avec fougue, la politique coloniale de la France […], celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saïgon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à l’île de Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement. L’ignorez-vous, messieurs ? Regardez la carte du monde… et dites-moi si ces étapes glorieuses de l’Indochine, de Madagascar, de la Tunisie ne sont pas des étapes nécessaires pour la sécurité de notre navigation ? » (5).
RÉPONSE DE GEORGES CLEMENCEAU
La réponse de Georges Clemenceau au discours de Jules Ferry consiste, le 31 juillet 1885, à récuser avec civilité ironique l’inégalité des races : « Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent. Ce droit, par une transformation particulière, est un devoir de civilisation […], et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles […]. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation [supposément] inférieurs » (6).
Incarnant par le verbe et l’action un idéal politique fondé sur une conception intransigeante du monde, Clemenceau poursuit : « Inférieurs, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps […], avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites […]. Permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens […], on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune […] n’est en rien inférieure à ceux qui [comme Jules Ferry] se hâtent trop de proclamer leur suprématie » (7).
Et il ajoute à l’intention de l’hémicycle : « Regardez l’histoire de la conquête [des] peuples que vous dites barbares, et vous y verrez […] tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation. Prenez-la où vous voudrez et quand vous voudrez ; soit au Mexique, sous Cortés ou Pizarre, soit aux Indes […]. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium, qu’il répand partout, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France […], dans la patrie des droits de l’homme ? […] Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale […] » (😎.
MÉPRIS CULOTTÉ D’AUTRES PEUPLES
Sensible aux exigences de justice, Georges Clemenceau déroule un éclairage lucide sur l’espèce humaine et, dans le sillage d’illustres penseurs qui l’ont précédé, reconnaît l’égalité des hommes comme l’un des grands principes contraires aux velléités hégémoniques. Il en appelle « à l’insurrection des consciences individuelles contre l’iniquité sous toutes ses formes » (9). N’est-il pas celui qui proposa à Émile Zola (1840-1902) le titre de son célèbre article « J’accuse…! », paru le 13 janvier 1898, sur l’affaire Dreyfus (1897-1903) et qui participa à la défense de l’auteur ? Cette affaire d’État, devenue un conflit socio-politique substantiel, est survenue en France à la fin du XIXe siècle autour de la condamnation antisémite pour félonie d’un innocent capitaine juif d’origine alsacienne.
Comme l’antisémitisme, le colonialisme est un hurlement de mort, une résonance de vieille barbarie qui déconsidère l’existence des populations dans leur entité de naissance ou de reconnaissance. Il n’y a de mal des dirigeants que ce qu’en permet l’infirmité de la conscience des dirigés. Comment logiquement justifier et partager la doctrine du colonialisme, cette idéologie sauvagement sanguinaire, qui préconise l’exploitation multiforme de territoires considérés comme sources de richesse et de puissance au profit d’États usurpateurs et de leurs complices citoyens installés par la force bestiale dans des régions souvent lointaines ?
En réalité, les conquêtes à caractère colonial procèdent du mépris culotté d’autres peuples. Mépris par rapport à leur histoire qui est perçue hors de toute substance. Mépris par rapport à leur avenir qui est compromis ou travesti. Et c’est invariablement contre la volonté de ces peuples que les pays hégémoniques s’imposent par la violence. Violence symbolique qui se révèle une forme osée de « sur-négation » de la liberté et de la dignité. Violence armée qui met en branle des troupes prétendument civilisées, hardies d’ôter à l’être dominé son idiosyncrasie humaine, en apportant avec elle des destructions inéluctables et des désolations abominables.
Par le Professeur
Alain Boutat
MEDIAPART
LUN. 27 MAI 2024
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
(1) Fayad M. « Jules Ferry, un athée qui se croyait de « race supérieure » », Le Point, 17/03/2014.
(2) Becker J-J. Clemenceau, Éditions Liana Levi, Coll. Histoire, 1999.
(3) Ebersold J. « Le débat parlementaire sur la politique coloniale en 1885 », Retronews, 06/08/2021.
(4) Assemblée nationale. Jules Ferry, 28/07/1885.
(5) Jeanneney J-N. La politique coloniale : Clemenceau contre Ferry, Éditions Magellan & Cie, 2012.
(6) Assemblée nationale. Georges Clemenceau, 31/07/1885.
(7) Le Monde diplomatique. « Quand Georges Clemenceau condamnait Jules Ferry », Histoire, 2001/11.
(😎 Ageron C-R. « Clemenceau et la question coloniale », in Clémenceau et la justice, Éditions de la Sorbonne, 1983.
(9) Tomei S. « Clemenceau l’Insurgé », Humanisme, 2007/3, No 278.