UNE PENSÉE POUR LE ZIMBABWE
Il y a cinq ans décédait à Singapour, le 6 septembre 2019, Robert Gabriel Mugabe, à l’âge de 95 ans, faute de soins spécialisés dans le pays qu’il avait dirigé le plus longtemps au monde. Il s’était imposé au pouvoir comme figure de proue de la libération de la Rhodésie du Sud et premier ministre de la « Nation indépendante des aubes nouvelles » en 1980.
Après une modification de la constitution en 1987, Robert Gabriel Mugabe devient président du Zimbabwe au 31 décembre de la même année. Référence iconique des mouvements nationalistes africains, une partie non négligeable de ses concitoyens lui reproche « un régime d’autoritarisme sanguinaire et d’effondrement économique du pays ».
RÉVOLUTIONNAIRE PROMETTEUR
Le Président Mugabe qui souhaitait voir lui succéder son épouse Grace Marufu, née en Afrique du Sud en juillet 1965, sera forcé à la démission en novembre 2017. Il est alors remplacé par le vice-président qu’il venait de limoger, Emmerson Mnangagwa, l’actuel homme fort du Zimbabwe.
En réalité, le révolutionnaire prometteur des « aubes nouvelles » fut rarement là où on l’attendait. Il y a lieu de citer sa propre mère : « Mon fils s’en fout de votre politique. Vous ne savez pas combien il peut être savamment cruel » (1). Dès 1982, la gouvernance impitoyable du leader est enclenchée, lorsqu’il envoie l’armée réprimé le mécontentement du Matabeleland, en y laissant 20’000 morts parmi la communauté Ndébélé.
Cependant, les excès commis sous le règne de Mugabe ne relèvent guère d’une prédisposition naturelle à la cruauté, mais s’expliquent davantage par des contradictions structurelles du pouvoir en Afrique où, pour rester au sommet, le dirigeant est censé faire preuve de duplicité et de brutalité. C’est ce que fit le fils abandonné d’un immigré du Nyassaland (devenu Malawi) en s’appuyant notamment sur des complots, coups fourrés et arrestations jusqu’à tourner sa hargne égotique contre un peuple qui refusait parfois de l’idéaliser comme sauveur de la patrie zimbabwéenne.
Sur le plan idéologique, Robert Gabriel Mugabe semblait plus subtil et précautionneux. Les fervents soutiens de l’empire construit par Lénine et Staline, proclamés à la fête de l’indépendance, étaient les derniers à établir des représentations diplomatiques à Harare. L’homme d’État était passé maître dans l’exploitation opportuniste des ambiguïtés de la Guerre froide, parvenant même à ruser avec les impérialismes contrastés des Soviétiques, des Britanniques, des Américains et des Français.
LEADER PUISSAMMENT INTELLIGENT
De fait, le natif de Kutama était plus ambitieux et audacieux que marxiste ou capitaliste : l’idéologie lui servait simplement de laisser-passer sur les escalades abruptes du pouvoir. Leader puissamment intelligent, il était sans doute marqué par d’incessants conflits de lucidité lorsqu’il a été chassé manu militari du pouvoir dans sa 93e année de vie.
La prédation économique, qui avait pointé son nez sous sa domination quasi exclusive, a trouvé un terrain plus fertile sous le nouveau régime. D’après l’universitaire sud-africain David Moore, jadis sympathisant de la Zimbabwe African National Union (ZANU), le pays de Robert Gabriel Mugabe ressemble désormais « au Kazakhstan ou à l’Ouzbékistan, avec une véritable connivence [sombre] entre le business et le pouvoir » (2).
Dans ces conditions désespérantes, n’y a-t-il pas, ici et là, une invite à la compréhension de la réalité politico-économique africaine ? Quelles sont les perspectives de l’alliance tant rêvée des pays du continent le plus martyrisé de la planète bleue pour se réveiller de l’anesthésie du sous-développement ? Attendu que la lutte de libération coloniale et l’indépendance nationale constituent la conséquence logique d’une tentative avortée de « décérébraliser » des peuples, quels en sont les apports grandioses lorsque leur résultante est plutôt entachée d’abâtardissement postcolonial et de mal gouvernance endémique ?
Aussi peut-on encore s’interroger sur la valeur des desseins légitimes lorsqu’ils sont rendus caducs par l’infertilité de l’esprit, la prévarication élitaire et la pauvreté de leur finalité escomptée. Avec les rendez-vous manqués des postindépendances, l’illustre psychiatre tiers-mondiste Franz Fanon ne serait-il pas aujourd’hui vent debout contre la navigation à vue sur une felouque en détresse au moindre souffle venu de loin (3) ?
Par le Professeur Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
MEDIAPART (VEN. 6 SEPT. 2024)
(1) RFI. « Zimbabwe : Robert Mugabe, une figure qui hante toujours la vie politique du pays ». Entretien, 21/08/2023.
(2) Moore DB. Mugabe’s legacy : Coups, Conspiracies and the Conceits of Power in Zimbabwe, Hurst and Company, Londres, 2022.
(3) Boutat A. « Frantz Fanon : la force de l’insoumission », Mediapart, 06/11/2023.