JEUX DE HASARD ET SCIENCE DE L’ALÉATOIRE
Les jeux de hasard supposent l’existence de processus stochastiques partiellement porteurs d’aléas (hasard raisonné) ou totalement soumis à la chance (hasard pur). Dans les deux cas cependant, l’issue certaine est en principe hors de portée. L’étude de ces jeux contribue indéniablement, au fil du temps qui passe, aux multiples progrès transversaux de différentes disciplines scientifiques.
Alors que la géométrie, qui étudie la relation entre différents objets dans un plan, et l’algèbre, qui permet d’exprimer les propriétés des variables et le traitement des équations ou inéquations, ont des radicules remontant à l’Antiquité́, la statistique et la théorie des probabilités, qui s’intéressent précisément au hasard nécessaire à la création scientifique, n’ont finalement commis leur intrusion timide en mathématiques que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
SCIENCE DE L’ALÉATOIRE
Les deux disciplines du hasard sont certes usuellement considérées comme des sciences distinctes, tournées respectivement vers le passé observé à partir des données collectées (connaissance a posteriori) et vers le futur incertain sans données préalablement relevées (connaissance a priori). Mais elles échappent aux cloisonnements artificiellement étanches et forment conjointement ce qu’il convient de qualifier globalement de science de l’aléatoire.
L’analyse des phénomènes caractérisés par les aléas a démarré avec la perspicacité entretenue par des mathématiciens-physiciens, à l’instar de Fermat, Pascal, Huygens, Bernouilli ou Laplace, en vue de la compréhension des jeux de hasard. Il en a résulté plus tard un pan robuste de réflexion qui s’est allègrement enrichi jusqu’à l’approche axiomatique de Kolmogorov au XXe siècle, pour occuper aujourd’hui une place centrale dans les sciences fondamentales, expérimentales et sociales, notamment à travers la modélisation rigoureuse des phénomènes de la nature, de la vie et de la société.
PRÉOCCUPATIONS D’ORDRE STRATÉGIQUE
En mécanique quantique, par exemple, les résultats des expériences sont essentiellement aléatoires : c’est une improbabilité de principe qui nous empêche d’indiquer sans ambages si tel atome radioactif déterminé va se désintégrer ou bénéficier d’une durée de vie prolongée. De manière générale, la nature du hasard en physique est sans intérêt pour la science de l’aléatoire qui, comme d’ailleurs les autres branches des mathématiques, repose sur des axiomes et hypothèses formulables en s’inspirant de la réalité analysable.
Dans le cadre des préoccupations d’ordre stratégique, l’étude des aléas dans les jeux de hasard est à la base de la théorie mathématique des jeux. Les prémices significatives figurent dans la correspondance entre les polymathes Blaise Pascal et Pierre de Fermat au XVIIe siècle, avant de prospérer dans les années 1940 avec John Von Neumann et Oskar Morgenstern (« Theory of Games and Economic Behavior », 1944).
FACE À L’INCERTITUDE ET À LA VARIABILITÉ
Les modèles subtils de ces mathématiciens de génie ont éclairé d’un jour nouveau l’analyse des comportements, particulièrement en sciences humaines où trône l’économie. Ils gagneraient toutefois à être davantage prégnants en « politologie du verbe », en ouvrant le champ fécond des jeux stratégiques utiles aux gouvernements.
En médecine, depuis Hippocrate, l’épidémiologie s’est progressivement affirmée comme un terrain privilégié de la statistique, l’autre composante de la science de l’aléatoire, étudiant les problèmes de santé et leurs solutions. Elle fait aussi face à l’incertitude et à la variabilité des phénomènes du vivant, ce frère têtu du hasard. L’épidémiologiste serait autrement désarmé sans l’apport des lois de probabilités utilisées en statistique.
COMPÉTITION SERRÉE
Entendons-nous bien. La statistique n’est pas réductible aux dénombrements arithmétiques d’objets et de sujets, ces simples accumulations de chiffres parfois soupçonnées de mensonges. Comme le souligne Daniel Schwartz, « C’est un mode de pensée original, indispensable pour bien comprendre et agir dans le domaine du vivant, de la vie, du monde, où le hasard est roi. Un roi à qui tout est permis, mais qui n’a ni intelligence ni mémoire ».
En recourant alors à la science de l’aléatoire, nous sommes en mesure d’opposer des lois au hasard et, le cas échéant, de « prévoir l’imprévisible », sous réserve d’un risque d’erreur contrôlé. Et, bien souvent, le scientifique est même amené à solliciter ce puissant hasard, comme dans le jet de dés, le lancer de pièces ou le tirage au sort d’échantillons représentatifs. Aussi « le jeu de la science et du hasard » est-il régulièrement une compétition serrée !
ÉTAT D’IGNORANCE ET DE RATIONALITÉ LIMITÉE
De fait, la réalité stochastique se prête logiquement à une analyse mathématique, contrairement au déterminisme qui peut relier une cause à une conséquence certaine. Or, un même facteur causal n’induit pas nécessairement le même effet. En médecine, par exemple, l’impact de l’exposition au tabac ou de l’alimentation déséquilibrée n’implique qu’une probabilité de développer des maladies malignes.
En somme, dès que nous sommes confrontés à l’analyse d’événements et de phénomènes stochastiques, dans notre état d’ignorance et de rationalité limitée, nous avons encore la possibilité de considérer l’incertitude pour tenter de conclure, grâce à l’application statistique des lois probabilistes plongeant leurs racines principales dans les jeux de hasard.
Par le Professeur Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
MEDIAPART
DIM. 27 MARS 2022